
Mommy, chef-d’œuvre de Xavier Dolan, célèbre aujourd’hui son dixième anniversaire et reste une œuvre marquante, non seulement dans la carrière de son réalisateur, mais aussi dans le cinéma contemporain. En 2014, Dolan, alors âgé de 25 ans, présente Mommy au Festival de Cannes, où il reçoit le Prix du Jury. Ce triomphe assoit sa réputation à l’international et le propulse au rang des cinéastes incontournables de sa génération. Ce succès ouvre la voie à des projets de plus grande envergure, tels que Juste la fin du monde, où il réunit un casting de premier plan, puis Ma vie avec John F. Donovan, son premier film en langue anglaise, qui rassemble des stars hollywoodiennes. Mommy, cependant, reste l’une de ses œuvres les plus percutantes et personnelles, un film qui condense et amplifie son style, tout en posant des questions radicales sur l’amour, l’identité et les liens familiaux.

L’intrigue de Mommy explore la relation intense et tourmentée entre Diane “Die” Després, mère célibataire énergique, et Steve, son fils adolescent au comportement explosif, marqué par l’hyperactivité et une violence parfois incontrôlable. Cette relation fusionnelle et tumultueuse est remise en question par l’arrivée de Kyla, une voisine discrète et mystérieuse, qui vient perturber leur équilibre fragile. Dès les premières minutes, Dolan plonge le spectateur dans un huis clos émotionnel où amour, colère, et espoir cohabitent, révélant une profondeur et une ambiguïté rarement atteintes. Anne Dorval et Antoine Olivier Pilon, qui incarnent respectivement Die et Steve, offrent des performances bouleversantes qui illuminent l’écran de toute la complexité et la démesure de cette relation mère-fils. Dorval, fascinante, exprime une maternité prête à se sacrifier tout en restant farouchement libre et indépendante ; Pilon, quant à lui, dépeint un adolescent en lutte perpétuelle, à la fois impétueux et dévoré par un besoin d’amour qui le consume.
"S’il est un sujet que je connaisse sous toutes ses coutures, qui m’inspire inconditionnellement (...) c’est bien ma mère."
X.Dolan
Dolan parvient ici à matérialiser cette relation avec une authenticité saisissante, rendant visibles les tensions et les moments de tendresse presque insoutenables qui unissent ces deux êtres. La puissance de cette relation repose autant sur les dialogues incisifs que sur des silences lourds de sens, chaque regard et chaque geste devenant le reflet de leur amour ambigu. En cela, Dolan s’inscrit dans une tradition cinématographique qui explore la violence émotionnelle avec une sensibilité proche de celle d’Abdellatif Kechiche dans La Vie d’Adèle, où chaque geste est une explosion d’intensité. Le traitement de la violence psychologique dans Mommy est d’une rare acuité, faisant ressortir la complexité des liens qui lient les personnages sans jamais tomber dans le pathos.

Le scénario, qui pourrait sembler linéaire, se déploie avec une construction minutieuse, dévoilant peu à peu la profondeur de chaque personnage. Loin d’être secondaire, le personnage de Kyla est traité avec une finesse qui enrichit l’univers du film. Son propre drame intime, suggéré par de subtils indices, se mêle à celui de Steve et Die, formant un trio improbable et essentiel. Cette richesse narrative confère à Mommy une dimension quasi théâtrale où chaque personnage est une pièce indispensable de cette tragédie moderne.
En termes de mise en scène, Dolan propose ici une réalisation audacieuse et profondément esthétique. Le choix du format carré – un cadre en 1:1 – renforce le sentiment de confinement des personnages, comme si leur monde se refermait sur eux, prisonniers d’une relation où l’amour devient une frontière. Ce format se brise lors de moments de rare exaltation, comme lorsque Steve écarte littéralement le cadre pour laisser s’ouvrir l’image en 16:9, symbolisant un instant d’évasion et de libération temporaire. Ce jeu de formats, loin d’être un simple effet visuel, accompagne les états émotionnels des personnages, et démontre l’ingéniosité de Dolan dans l’utilisation de l’espace visuel pour illustrer l’état d’esprit de ses personnages.

La bande sonore, essentielle dans l’univers de Dolan, rythme le film et accentue ses moments d’extase ou de désespoir. Les morceaux choisis, allant d’Oasis à Céline Dion, créent une dynamique musicale qui structure le récit autant qu’elle exprime les émotions des personnages. Cette utilisation de la musique s’avère particulièrement efficace pour rendre compte de la mélancolie et de l’euphorie qui ponctuent la relation de Die et Steve, tout en conférant au film une énergie viscérale et magnétique. Les séquences musicales deviennent de véritables respirations dans le film, des instants suspendus où les personnages semblent trouver un sens à leur existence, avant de retomber dans la réalité brutale de leur quotidien.

La vision de Dolan peut sembler sombre, voire nihiliste, dans sa manière de traiter l’amour maternel comme une force dévastatrice. Pourtant, cette noirceur est en réalité un miroir de l’intensité émotionnelle qu’il cherche à représenter, et le réalisateur ne recule pas face à la gravité de son propos. La dernière scène, qui laisse le spectateur entre l’espoir et le désespoir, résume parfaitement cette ambiguïté qui hante le film. Le réalisateur nous pousse à contempler l’amour sous toutes ses formes, même les plus destructrices, en explorant l’impossibilité pour ces personnages de se libérer d’un attachement aussi passionné qu’irrémédiable.
En célébrant le dixième anniversaire de Mommy, on se rend compte de l’importance de cette œuvre dans la filmographie de Dolan et dans le paysage cinématographique actuel. Avec une sensibilité exacerbée, une mise en scène audacieuse et des performances magistrales, Dolan a su créer un film à la fois intime et universel, où la douleur et la tendresse se rejoignent pour révéler l’essence même de l’amour humain.
FLAVIEN GOURRAUD
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